(nucléaire marché revue de l'énergie)

Les conditions de l’investissement nucléaire
en environnement de marché
Dominique FINON
Paru dans la Revue de l’Energie, Mai-Juin 2006, n° 510 Après la longue période d’aphasie des investissements nucléaires due aux obstacles politiques et règlementaires importants, les gouvernements des pays industrialisés regardent de nouveau l’énergie nucléaire comme une option politique majeure face aux risques climatiques et de sécurité énergétique de long terme. Mais la libéralisation des industries électriques ajoute à présent une contrainte sérieuse sur ce type d’investissement très capitalistique et perçu par les financiers comme présentant des risques spécifiques. Le modèle concurrentiel de référence s’avère particulièrement incompatible avec ce type d’investissement en production pour des entreprises en compétition. Mais il évolue vers des structures plus favorables à l’investissement. Après avoir spécifié les contraintes particulières à l’investissement nucléaire en environnement de marché, le papier présente des voies d’adaptation possibles de ce modèle qui pourrait permettre la relance de ces investissements en s’en éloignant plus ou moins radicalement : le développement de contrats électriques de long terme, la ré-intégration verticale et horizontale en vue du contrôle du risque-prix et du risque-volume, ou encore la mise hors marché des nouvelles productions nucléaires par une obligation d’achat×. La nécessité du développement de l’énergie nucléaire à grande échelle réémerge actuellement comme une évidence sous l’effet combiné des politiques climatiques et des anticipations de raréfaction de ressources énergétiques. La hausse constante des prix des combustibles, ainsi que l’internalisation des coûts environnementaux devraient restaurer définitivement la compétitivité de la production nucléaire et se traduire par la reprise des investissements . Mais est-ce si simple ? Les industries électriques ne sont plus en régime de monopole électrique qui était un régime béni des planificateurs et des investisseurs car les risques de prix et de débouchés y étaient réduits et reportés sur les millions de clients. Période bénie s’il en est puisque les entreprises électriques pouvaient sans problème assumer les coûts et les risques d’apprentissage des nouvelles technologies en partenariat avec les industriels, comme ils l’ont fait dans les années soixante et le début des années soixante-dix pour les réacteurs nucléaires. Avec la libéralisation des marchés électriques, les entreprises n’ont plus de débouchés * Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement × Cet article résulte d’une présentation au Séminaire-atelier « Economie de la Filière Nucléaire » du Club ECRIN , tenu le 4 octobre 2004 à Paris sous la direction de Bernard Tinturier garantis et ne peuvent plus gérer les risques d’investissement en passant automatiquement les hausses de coûts dans leurs prix. La concurrence les incite aussi à raisonner en termes de risque, ce qui se traduit par un raccourcissement du retour sur investissement. Dans ce nouveau contexte, l’accès au financement bancaire est lui-même beaucoup plus contraignant qu’auparavant en raison des conditions imposées par les banques qui se protégent face aux nouveaux risques d’investissement (Chevalier, 2003). Dans l’arbitrage entre moyens de production électrique, ce comportement défavorise l’investissement nucléaire par rapport aux autres moyens de production. Des barrières d’ordre économique s’ajoutent donc désormais aux risques politiques et règlementaires qui avaient auparavant entraîné des hausses considérables de coûts de construction dans de nombreux pays (Hewlett, 1994). Cette nouvelle situation traduit un conflit irréductible entre la culture programmatique des ingénieurs économistes habitués à la tranquillité des monopoles électriques pour optimiser les choix d’investissement et la culture de rentabilité des nouveaux managers qui gèrent des entreprises électriques en concurrence avec des horizons plus courts, en étant soumis aux critères de profitabilité des actionnaires et des prêteurs. Les décideurs recherchent la flexibilité des options et la répartition des risques, plutôt que la dépendance d’une seule option qui serait la solution optimale en environnement contrôlé. On ne décide plus d’un investissement sur la base d’un calcul économique de long terme qui compare le coût global actualisé des différents moyens de production. On est face à des choix sous incertitude où l’analyse de risques compte autant que la comparaison de coût complet des options d’équipement, où les incertitudes afférant aux différents postes de dépenses sont évaluées et pesées, et où les conditions de financement sont un paramètre-clé dans la sélection des types d’investissement. Ce nouveau contexte fait l’objet de nombreux débats sur la compatibilité du nucléaire et de l’environnement de marché (AEN-OCDE, 2000 ; Deutsch et Monitz, 2003 ; Bouttes, 2004 ; Girard, Barre et Tinturier, 2004 ; Glachant, 2005). Il suscite une première question. En se situant dans un contexte où les coûts environnementaux des différents productions électriques sont internalisés et où le risque règlementaire et politique est contrôlé grâce à une réconciliation durable des opinions publiques vis-à-vis de la technologie nucléaire, le nouvel environnement de marchés électriques libéralisés peut-il être compatible avec les caractéristiques de l’investissement nucléaire ? Si ce n’est pas le cas, existe-t’il des formes d’organisation industrielle et des régulations spécifiques qui permettraient des investissements de ce type et qui resteraient acceptables au regard des principes concurrentiels ? On précisera d’abord les contraintes spécifiques pesant sur l'investissement nucléaire en environnement de marché. On examinera ensuite comment le problème général des investissements électriques dans les industries électriques libéralisées conduit progressivement à s’éloigner du modèle concurrentiel de référence dans nombre de pays, ce qui tend à créer un contexte plus favorable à l’investissement nucléaire. On analysera enfin la viabilité des solutions de coordination publique que les Etats pourraient mettre en œuvre pour créer un cadre spécifique destiné à organiser les investissements nucléaires dans les industries électriques restant les plus proches de ce modèle de référence. 1. Les contraintes de l’investissement nucléaire en environnement
concurrentiel
Il est fréquent de considérer que les bonnes performances techniques et financières de
réacteurs existants seraient la preuve d’une attractivité de l’investissement en équipement
nucléaire pour une entreprise électrique en concurrence. On peut effectivement remarquer
que les propriétaires-exploitants de réacteurs nucléaires bénéficient d’une position très
favorable pour produire sur un marché concurrentiel. La faible part de leurs coûts
variables leur donne un avantage élevé. Les actifs nucléaires qui sont en grande partie
amortis constituent des sources de cash flow importantes pour ces entreprises. On
constate aussi que l’introduction de la concurrence a donné un coup de fouet à l’efficacité
des exploitants en les incitant à l'amélioration de leurs performances d’exploitation à un
moment où les effets d’apprentissage se manifestaient enfin. Aux Etats-Unis où il y avait
une forte dispersion du parc de réacteurs nucléaires, on a vu aussi les meilleurs
exploitants (Exelon, PSEG notamment) procéder au rachat des équipements des autres
pour pousser leur avantage. Il y a donc un réel avantage à disposer de tels équipements
construits avant la libéralisation des marchés électriques. Mais cet avantage ne concerne
pas les nouveaux équipements nucléaires. Ceux-ci présenteraient des avantages
économiques certains si toutes les conditions politiques et industrielles nécessaires étaient
remplies, mais le risque d’investissement qui est déjà élevé en contexte de monopole est
accru en environnement de marché.
1.1. Les avantages des nouvelles productions électronucléaires

Du côté des avantages, il est de nouveau admis que, dans des conditions industrielles
propices et en environnement règlementaire stable, le nucléaire constitue l’option
économique la plus favorable et la moins exposée au risque sur le prix des combustibles et
du CO2. En se référant à cette situation favorable de stabilité règlementaire et en
considérant les coûts anticipables après la réalisation de la première série de réacteurs
avancés (EPR, APWR, ESBWR), on peut se faire une bonne idée des positions
économiques des différents moyens de production électrique à partir des estimations
officielles souvent très précises (DGEMP, 2003 ; IEA & NEA, 2005). Le prix de revient
du kWh nucléaire de 3,5 c€/kWh serait inférieur mais d’assez peu à celui du kWh gaz et
du kWh charbon, pour des prix de combustible moyen (respectivement 3,3 $/Mbtu et 30
$/t) et sans prise en compte de prix du carbone.
Mais le coût du kWh des techniques concurrentes est fortement exposé au risque de prix
du combustible. Le coût du kWh d’un cycle combiné à gaz croît de 60% en cas de
doublement de prix du gaz de 3,3 à 6,5 $/Mbtu1. De plus la contrainte CO2 ajoute un coût
important : un prix de 20$ la tonne de CO2 entraîne une pénalité de 0,7 c€ pour tout kWh
gaz (environ 20%) et de 1,5 c€ pour tout kWh charbon si les quotas d’émissions sont
1 Le coût du gaz dans le prix de revient correspond au deux tiers du coût du kWh , lorsque le prix du gaz se fixe au niveau moyen de 3,3 $/Mbtu en Europe (Ce prix, notons le, était considéré comme élevé avant l’épisode actuel de prix élevé du pétrole, référence d’indexation du prix de gaz pour les contrats d’achat de long terme). . attribués aux enchères dans le futur2. Depuis 2005, l’entrée dans une période de prix élevés du gaz (en raison de son indexation traditionnelle sur le prix du pétrole dans les contrats gaziers) a fait prendre conscience de l’importance du risque-combustible. Ceci dissuade les producteurs électriques de concentrer leurs investissements sur les seules techniques gaz. Ils regardent désormais un peu plus vers les centrales à charbon propre aux Etats-Unis et en Europe. Mais l’introduction des quotas échangeables de CO2 en Europe début 2005 et les prix très élevés du carbone qui ont suivi l’installation du petit marché des permis les invitent à une certaine circonspection, le kWh charbon étant plus pénalisé que le kWh gaz. L’option nucléaire devrait pouvoir retrouver les faveurs des entreprises électriques dans ce contexte. Mais c’est ici que le nouvel environnement concurrentiel des industries électriques change radicalement la donne en amplifiant les contraintes particulières de l’investissement nucléaire. 1.2. Les contraintes spécifiques de l’ investissement nucléaire
L’environnement de marché est beaucoup moins favorable aux investissements nucléaires car ils sont les plus capitalistiques et présentent des risques très particuliers. • L’investissement en réacteur nucléaire impose une immobilisation improductive de capitaux pendant les six ou sept années de construction, au lieu de trois ans pour une centrale à gaz, ce qui est une contrainte relative importante aux yeux des prêteurs. • Les équipements nucléaires sont les plus lourds en coût de capital, avec un montant de 1500 à 2000 €/kW pour un futur EPR commercial à comparer avec le montant de 600 à 700 €/kW pour un cycle combiné à gaz (et de 1200 €/kW pour une centrale charbon moderne). • Ils sont indivisibles et nécessitent un investissement de deux à trois milliards d’euros par unité de 1000 à 1500 MW de technologies éprouvées, à comparer à un investissement unitaire dix fois moindre de 300 millions d’euros pour une grosse unité de cycle combiné à gaz de 450 MW (et de 900 millions pour une centrale charbon de 700 MW) 3. • Ils nécessitent de longs temps de retour de 12 à 15 ans très éloignés des normes de profitabilité en environnement concurrentiel . • Ils présentent des risques spécifiques que les prêteurs appréhendent mal : risque réglementaire, notamment le risque associé à la phase d’autorisation et de construction4 ; risque politique inhérent à la perception des risques de gestion des 3 On ne discutera pas ici de l’option de mettre sur la marché de petit réacteurs HTR dont la taille de 200 MW permet de simplifier le dispositif de sûreté (voir le projet sud-africain du PMBR), ce qui serait selon leurs promoteurs un avantage important en terme de coûts. Mais cette option se heurterait nécessairement au coût d’apprentissage de toute nouvelle technologie nucléaire, avant de tester si les espoirs de réduction de coût avec ce type de techniques par rapport aux grands réacteurs sont concrétisables. 4 Il peut être déjà en partie réduit par la qualification ex-ante de concepts et l’assurance de stabilité des règlementations pour les centrales en construction afin de permettre la standardisation des réacteurs. Ce sont des mesures importantes prises après avoir analysé les sources précédentes du risque nucléaire. C’est en effet la révision incessante des règlements et les ralentissements des chantiers qui ont entraîné l’explosion des coûts lors de la réalisation des réacteurs dans des pays qui étaient en pointe dans la déchets nucléaires et aux possibilités de revirement de l’opinion publique, notamment dans l’éventualité d’ accident grave dans un équipement étranger ; risque de «fin de vie » lié à l’incertitude de coûts associés à la gestion des combustibles irradiés et au démantèlement des unités. • La rentabilité de l’investissement nucléaire est la plus vulnérable aux variations de prix sur les marchés électriques, car, contrairement aux autres équipements électriques, il n’y a pas de corrélation entre les changements du prix de l’électricité et l’évolution du principal composant du coût du kWh nucléaire contrairement au coût du kWh gaz. Rappelons que la part du coût du capital dans le prix de revient du kWh nucléaire est de 70%, contre seulement 20% pour le kWh du cycle combiné à gaz. Dans une démarche de répartition de risques entre divers types d’équipement, un électricien confronté à des incertitudes conjointes sur le prix du gaz et des permis d’émissions de CO2 et au risque prix sur le marché électrique sera peu incité à se diversifier en s’équipant de centrales nucléaire dans les pays où il y a une forte corrélation entre les prix du gaz et ceux de l’électricité en raison du développement des productions électriques à base de gaz. Comme le montrent les résultats d’une recherche récente (Roques et al., 2005), la valeur de couverture de risque d’un investissement nucléaire dans un tel contexte de risques est paradoxalement faible. En conséquence le profil de risque de l’investissement dans des technologies concurrentes présente a contrario cet avantage peu connu. Pour un investissement en cycle combiné, le risque prix est limité du fait de la corrélation entre le prix de l’électricité et la variation des dépenses de combustibles qui constituent la part principale du prix de revient du kWh gaz. De même, le risque volume est réduit du fait de la faible part de coût en capital dans le coût complet du kWh gaz. A la limite lorsque il y a une baisse durable de prix de l’électricité, un propriétaire d’unités en cycle combiné gaz peut se permettre de fermer temporairement quelques unités, comme a pu le faire PowerGen en 2003-2004 en Grande Bretagne (après la chute des prix consécutive au changement de type de marché électrique), ce que ne pourra pas faire le propriétaire-exploitant d’une nouvelle centrale nucléaire. Par ailleurs le risque technologique sur l’investissement en cycle combiné est limité. C’est une technique standardisée, et désormais fiable. Les équipements sont achetés dans le cadre de contrats « clé en main » avec les constructeurs qui peuvent prendre sur eux le risque technologique (dépassement de devis, retard de mise en service). Cette prise de risque du vendeur est beaucoup plus difficile dans les contrats de commandes nucléaires qui peuvent être difficilement passés « clé en main », compte tenu de la complexité de la technologie, la taille de l’investissement et l’ampleur des risques que le constructeur aurait à assumer. Depuis le fin des années soixante, toutes les ventes sont conclues dans des cadres contractuels avec clauses de révision de prix. Le récent contrat finlandais d’achat d’un réacteur EPR, qui a été conclu « clé en main » par AREVA, est l’exception qui confirme la règle puisque le vendeur a choisi cette prise de risque pour enclencher le marché des nouveaux réacteurs, comme l’avaient fait Westinghouse et General Electric à concurrence industrielle, les Etats-Unis et l’Allemagne. partir de 1964 pour lancer le marché des réacteurs LWR aux Etats-Unis de façon très coûteuse pour eux (Bupp et Dérian, 1978).
1.3. L’accroissement du risque d’investissement dans les industries électriques

libéralisées
Pour simplifier le raisonnement, on se réfèrera au modèle concurrentiel décentralisé qui a inspiré la réforme des industries électriques dans les pays pionniers et continue d’être la référence intellectuelle de certains régulateurs nationaux et européens. Ce modèle repose sur une décentralisation du secteur avec dé-intégration verticale entre les activités de production et les activités de distribution, déconcentration horizontale de la production et de la vente, à côté de la séparation des activités de réseau et des activités concurrentielles en production et en commercialisation pour assurer une concurrence équitable. Dans ce modèle, le régulateur doit décourager contrats de long terme et intégration verticale qui sont considérés d’abord comme des barrières à l’entrée. Plusieurs concurrents de taille à peu prés équivalente en production se disputent le marché. On est confiant dans les signaux de marchés pour susciter les investissements optimaux en mix de technologies et en temps. Des prix horaires élevés appellent l’investissement en production car ils reflètent une rareté anticipée en s’établissant tendanciellement au niveau du coût marginal de long terme. En heure de pointe les mouvements de prix sont plus importants en phase de tension croissante sur les capacités afin de rentabiliser les unités de pointe à construire. Le marché de contrats à terme est censé indiquer la tendance des prix de long terme et permettre aux producteurs de se couvrir sur le moyen et long terme pour gérer le risque d’investissement. De ce même point de vue, le marché électrique, comme tout marché de bien-commodité ordinaire, connaîtra un cycle classique de prix dû aux rigidités d’adaptation de l’offre et la demande. Des prix élevés révèlent une sous-capacité et incitent à la construction de nouvelles capacités conduisent à l’ajustement de la demande. Lui succède une étape de bas prix qui résulte de la surcapacité venant de la non-coordination des décisions d’investissement des producteurs. Mais trois difficultés propres aux marchés électriques mettent en question la viabilité de ce schéma, car elles désincitent les acteurs décentralisés à investir en production électrique : le risque de prix très particulier sur les marchés électriques, l’amplification de l’effet « boom and bust » des investissements non coordonnés des acteurs de marché et un durcissement des conditions de financement des investissements. En premier lieu, la spécificité du risque de prix sur les marchés électriques est due à la volatilité exceptionnelle des marchés électriques du fait de la non-stockabilité de l’électricité et de l’inélasticité de la demande en temps réel. La lisibilité de la tendance de long terme est brouillée par les cycles journaliers, hebdomadaires et saisonniers qui reflètent la tension entre offre et demande instantanées. Les prix horaires en période de pointe pendant laquelle se réalise une partie significative du cash flow de nouveaux équipements peut grimper de 20 € jusqu'à 10000 €/MWh ; le prix horaire en moyenne hebdomadaire peut varier de 30 à 300 €/MWh entre semaines d’été et d’hiver. Il est donc très difficile pour un candidat investisseur de lire une tendance de prix pour investir. Une seconde conséquence est la difficulté de trouver des gros acheteurs (distributeurs, industriels) disposés à contracter à plus d’un ou deux ans. De plus les « spéculateurs » habituels (traders, banques, fonds de pension) sur les marchés de « commodités » refusent d’entrer sur ces marchés particulièrement complexes (Géman, 2004). Les marchés de couverture de risque sont donc peu liquides. On ne trouve donc pas aisément de contreparties pour des contrats à terme, contrairement aux autres marchés de « commodités ». La faible liquidité des marchés qui en résulte ajoute à la difficulté de lire des tendances de prix pour décider d’investir en production. En second lieu les producteurs qui investissent de façon non coordonnée sous l’incitation d’une conjoncture de prix élevés risquent de se retrouver dans une situation durable de bas prix au moment où ils mettent en service leurs équipements en raison d’une surcapacité. Pour les producteurs non intégrés dans la commercialisation, ceci crée un risque de faillite. Ce caractère du marché électrique est révélé par l’expérience des marchés du nord-est des Etats-Unis où des entrées non coordonnées d’indépendants non intégrés dans la fourniture se sont traduites par leurs faillites. Ceci a consacré l’échec du modèle décentralisé du producteur indépendant dit du « merchant plant »5 et modifié la doctrine libérale des traders, des prêteurs et des régulateurs vis-à-vis du modèle concurrentiel de référence. En troisième lieu le changement de régime des industries électriques a entraîné un durcissement des conditions de financement des investissements. Depuis la libéralisation, les banquiers préfèrent les engagements hors bilan que les engagements en corporate financing par emprunt gagé sur les actifs de l’ entreprise électrique emprunteuse. Ils imposent donc des montages en financement de projet (project financing) garantis sur les recettes nettes (cash flow) du projet, ce qui entraîne un coût de capital plus élevé qu’avec les emprunts classiques (Chevalier, 2004). De plus, après les faillites des merchant plants, les critères de « bancabilité » des projets se sont durcis. Les banques imposent des apports importants en fonds propres et une garantie de cash flow stable qui repose des contrats de vente à long terme si l’entreprise est peu intégrée en aval. De plus quand l’investissement est considéré comme plus risqué que les autres, comme c’est le cas de l’investissement nucléaire, la part de fonds propres exigé est plus élevé que pour un investissement au risque « normal ». En reprenant la comparaison précédente des filières électriques, le régime concurrentiel conduit une compagnie électrique en concurrence à ne plus se référer au taux de rendement de 5 à 7% utilisé par les monopoles électriques et qui reste le taux d’actualisation des calculs des administrations publiques. Elle cherche un taux de rentabilisation beaucoup plus élevé de 13 à 15% pour les fonds propres qu’elle engage dans l’investissement, ce qui conduit à un taux moyen de rendement du capital de 10 à 5 Sur le marché britannique elle est confirmée par la faillite des entrants pendant la dernière période du pool obligatoire dont les prix étaient élevés du fait de la manipulation des règles de marché par des opérateurs dominants malgré les surcapacités. 12% avec des emprunts au taux de 5 à 7% (Glachant, 2006)6. Tableau 1. Effet comparé de la hausse du taux de rentabilité du capital sur les coûts
des différents moyens de production d’ électricité (En €/MWh)
Source : DGEMP, Coûts de référence de la production électrique, Décembre 2003 L'investisseur qui recourt nécessairement à un financement majoritaire par emprunts va donc dépendre de la perception des risques associés à l’investissement nucléaire par les prêteurs. Mais la situation sera évolutive. On peut s’attendre à ce que les conditions d’emprunts s’améliorent, une fois passée la phase de réapprentissage industriel et social pendant laquelle devrait se reconstruire la confiance des milieux financiers. L’évolution actuelle des techniques bancaires pourra même bénéficier aux investissements nucléaires. Certains grandes banques américaines évoquent ainsi la possibilité de vente de tout ou partie de l’emprunt accordé à un investisseur nucléaire aux organismes financiers disposant de ressources importantes tels que les fonds de pension pour répartir le risque, une fois l’emprunt accordé, selon la technique de « titrisation ». 1.4. Les contraintes de réapprentissage en environnement concurrentiel
Dans le nouveau contexte concurrentiel des industries électriques, la reprise des investissements nucléaires est rendu complexe par le choix d’y procéder sur la base de réacteurs à eau légère avancés, car ils ne bénéficient pas de référence industrielle tant en ce qui concerne l’EPR d’AREVA que l’APWR de Westinghouse, et l’ESBWR de General Electric7. Ceci signifie que les coûts et les risques sont encore plus élevés pour les premiers candidats à l’investissement s’ils ne sont pas largement partagés avec le vendeur. Les 6 Comme le souligne l’étude MIT sur l’avenir de l’énergie nucléaire de 2004 (Deutsch et Monitz, 2004), le paramètre du taux de rendement interne se combine avec le fait que la part de fonds propres qui serait actuellement requise par les prêteurs pour financer un investissement nucléaire est plus importante pour l’investissement nucléaire que l’investissement en cycle combiné à gaz. Pour le premier l’investisseur a besoin de fonds propres à hauteur de 50% qu’il doit rentabiliser à 15%, le reste étant financé par emprunt au taux de 8%. Pour le second, la part de fonds propres n’est que de 40% avec un taux de rendement de 12% tandis que le reste est emprunté au même taux de 8%. L’approche française est moins sévère pour la rentabilité recherchée pour l’investissement nucléaire : le récent rapport Roulet de l’IGF et du CGM (2004) sur les prix élevés du marché électrique situe le coût de l’emprunt autour de 5 % grâce à la bonne notation de l’emprunteur EDF, tandis que le rendement sur fonds propres qui est désormais recherché est d’environ 14% (13,7% exactement). . 7 Seul l’ABWR de General Electric et de ses licenciés que propose en Asie de l’Est a été testé avec des composants innovants dans deux réacteurs BWR construits au Japon depuis 1998 et surtout dans les deux autres en cours de construction à Taïwan. Pour une analyse de la nouvelle concurrence sur le marché mondial des réacteurs sur la base des techniques de réacteurs LWR améliorés (voir Finon, 2005). C’est d’ailleurs ce type de réacteurs que General Electric, associé à Toshiba propose en premier aux électriciens américains avant son ESBWR cconcurrent de l’AP 1000 de Westinghouse. premiers réacteurs seront beaucoup plus coûteux que les réacteurs de la génération précédente (au moins 2500 €/kW au lieu de 1200 à 1500 €/kW pour les derniers réacteurs LWR construits). Ils seront exposés à des risques règlementaires et aux risques technologiques qui se manifestent par des hausses de devis, de report de mise en service industrielle, et les classiques maladies de jeunesse d’une nouvelle technique. Le niveau du coût de référence ne sera atteint qu’à la huitième ou dixième unité et à condition que le constructeur puisse s’assurer d’une prévisibilité par des commandes groupées de plusieurs unités identiques pour stabiliser la technique. Ceci nécessite des contrats que très peu d’entreprises électriques dans le monde sont en mesure de signer en raison de leur taille moyenne et de leur capacité financière limitée. Si le constructeur prend le risque technologique sur lui par des contrats clé-en-main, il est loin d’être à l’abri de hausse significative des coûts des premières réalisations et de pénalités à payer pour les déficiences de fonctionnement lors de la mise en service industrielle. Ce risque est élevé comme le rappelle récemment dans un autre domaine l’expérience des grandes unités en cycle combiné à gaz vendues par la division ABB Power reprise par Alstom en 2000 et dont les retards de mise en service industrielle lui ont coûté 2,5 milliards d’€ en pénalités qui l’ont mis au bord de la faillite en 2003. Les constructeurs refuseront rapidement de prendre sur eux le risque technologique et le risque réglementaire. Une première solution pour y faire face est que l’acheteur soit un consortium de firmes électriques intéressées par la technologie. Ce sera le cas pour la construction du réacteur EPR de Flamanville à commander prochainement, car EDF ne souhaite pas assumer seule le risque technologique et le surcoût du réacteur. Mais, dans d’autres pays, cette solution peut être contrainte par une interprétation restrictive du droit de la concurrence. Une seconde solution serait que l’Etat assume le coût d’apprentissage ainsi que le risque règlementaire pour les première réalisations. Il le fait aux Etats-Unis depuis l’Energy Policy Act de août 2005 en accordant un crédit d’impôts (1,8 US cents/kWh) et une garantie d’emprunts pour les six premiers8. Ce soutien particulier permet de compenser non seulement les coûts de ré-apprentissage, mais aussi le surcoût de l’emprunt, les banques imposant un premium de risque de 2 à 3 % par rapport à un investissement ordinaire. L’Etat assume aussi le risque règlementaire sur les premiers réacteurs, en remboursant les surcoûts qui seraient entraînés par les révisions de règlementation et les retards de procédure9. 2. La révision du modèle concurrentiel de référence
Les difficultés d’encadrement des investissements électriques et de leur financement par 8 Le rapport du MIT de 2002 sur « l’avenir de l’énergie nucléaire » (Deutsch et Monitz dir., 2002) proposait que soit adopté un crédit d’impôt de 200 $ par kW sur le coût de construction des 10 premiers réacteurs en montrant que çà correspondait à l’avantage fiscal accordé aux projets électriques à base de renouvelables. 9 La provision de la loi US sur l’énergie prévoit un indemnisation jusqu’à 500 millions de $ sur les deux premiers réacteurs et de 250 millions sur les quatre suivants. des transactions de marché spot ou des contrats courts conduisent à réévaluer les modes d’organisation concurentielle de l’industrie électrique10. Les milieux financiers et un certain nombre de régulateurs ont abandonné leurs préjugés contre les contrats de long terme et l’intégration verticale des producteurs qui sont considérés comme des barrières à l’entrée et des contraintes au développement de la concurrence. Plusieurs pays avaient déjà refusé l’adoption du modèle concurrentiel décentralisé pour un modèle plus concentré dominé par un très petit nombre de firmes intégrées verticalement, et dont le principe concurrentiel se réduit à un accès non discriminatoire des tiers à leur réseau, qui est garanti par la séparation juridique avec les activités de production et de vente. C’est ce qu’on peut observer dans les pays qui ne se sont pas précipités vers les formes concurrentielles les plus radicales en grande partie pour préserver l’option de réinvestir en équipements électriques, comme le Japon, la Corée du Sud, la Belgique et bien sûr la France qui détiennent un parc nucléaire important11. 2.1. Risque d’investissement et évolution du modèle d’organisation électrique
Dans les industries électriques qui ont subi des réformes radicales, les producteurs qui
veulent investir ont recherché des contrats de long terme avec des gros acheteurs, les
distributeurs régionaux principalement, quand le régulateur l’autorisait. Ils ont plus tard
développé des stratégies d’intégration verticale et de concentration horizontale pour faire
face au risque d’investissement sous le regard tolérant des régulateurs et des autorités de
la concurrence. Considérons ces deux évolutions et leurs effets sur la possibilité
d’investir en équipements nucléaires.
Les contrats de long terme.
La première évolution, qui a émergé en Grande Bretagne après la première réforme radicale de 1990, a été la signature de contrats de long terme à 15 ans avec prix garantis et clauses d’enlèvement obligatoire entre les futurs producteurs indépendants et les fournisseurs régionaux12. Mais elle est très spécifique de ce type d’acheteurs. Les gros distributeurs régionaux possédaient encore à l’époque un segment captif : ils étaient donc protégés du risque de prix sur le marché de gros par rapport aux prix de leur contrat en ayant la possibilité de transmettre les éventuels surcoûts de l’achat contractuel (c’est-à-dire l’écart du prix contractuel au prix du marché de gros) sur leur prix de détail avec l’aval du régulateur. Les producteurs indépendants avaient une autre garantie face au risque d’investissement en étant sous le contrôle minoritaire des gros acheteurs. 10 Pour un survey de l’évolution des réformes des industries électriques en Eurpope, voir le numéro spécial d’ Energy Journal de 2005 dirigé par David Newbery (Newbery D. dir., European Electricity Liberalisation, Special Issue, 2005). Pour une analyse des déficiences d’incitations à l’investissement dans les industries électriques libéralisées, voir (Finon, 2005 et 2006) 11 On notera qu’il n’y a pas de liens directs entre le degré d’approfondissement concurrentiel des réformes et l’importance de la part de la production électronucléaire au moment de la réforme dans un pays donné. Toutefois, cette part peut révéler une priorité politique que le processus de libéralisation n’a pas entamé ; elle influe alors sur la conception de la réforme qui se veut modérée pour ne pas mettre en question la pssibilité d’investir dans des otpions technologiques lourdes. Nous avons analysé l’ influence mutuelle du maintien d’ une option nucléaire forte et de l’organisation intégrée de l’industrie électrique dans les cas comparés du Royaume Uni et de la France in Finon et Staropoli (2001). 12 Les prix évoluent seulement en fonction d‘une clause d’indexation sur le prix du gaz puisque c’est surtout ce type d’équipement qui était concerné par ce type d’arrangement. En transposant ce schéma à l’investissement nucléaire en environnement concurrentiel, le schéma contractuel de long terme ne peut s’envisager qu’avec de gros fournisseurs ou de très gros clients industriels capables de s’engager sur 10 ou 15 ans, ce qui limite forcément le nombre d’acheteurs concernés. Une condition supplémentaire est que ces acheteurs aient la possibilité de réduire leurs risques. Pour les distributeurs-fournisseurs, c’est par la possession d’une base de clientèle captive, comme dans les pays où l’éligibilité des acheteurs n’est pas encore étendue aux ménages. Cà le reste après l’ouverture complète du marché dans ceux où la séparation entre les activités de réseau et de vente demeure limitée en distribution. Dans ce cas en effet les fournisseurs historiques peuvent profiter d’une base large de consommateurs qui sont fidélisés par leur réputation et dissuadés de changer de fournisseurs par les coûts du basculement (on parle en anglais de « sticky consumers »). Cette base de clients quasiment captifs permet de gérer le risque d’investissement en limitant les effets de variation de prix de gros sur les prix de détail. L’autre possibilité est de trouver de gros clients industriels qui peuvent s’engager sur le long terme (20 ans) sur des achats en continu parce qu’ils disposent d’un avantage qui limite tout risque de faillite ou de délocalisation, comme peut l’être l’accès à une ressource naturelle abondante. C’est le schéma sur lequel s’appuie en Finlande la commande du réacteur EPR d’Olkiluoto II par l’entreprise TVO. De gros papetiers (qui bénéficient de l’avantage d’accéder à des ressources forestières locales abondantes) ont en effet signé des contrats d’achat de long terme de l’électricité « en ruban » à prix garantis, ce qui a aussi été facilité par le fait qu’ils sont propriétaires majoritaires de TVO, l’acheteur de ce réacteur (Keppler, 2005). Mais ce schéma est-il facilement reproductible dans d’autres industries électriques13 ? Jusqu’ici on a vu plutôt les très gros consommateurs éviter de s’engager dans des contrats longs et a fortiori de s’engager eux- mêmes dans des investissements d’autoproduction, malgré des situations durables de prix de marché élevés qui devraient appeler des entrées par ce type par investissement. Par contre il est possible que, dans le futur, des formules contractuelles associent des gros consommateurs dans des arrangements coopératifs pour des achats de long terme. C’est ce type d’arrangement qui est en train de se mettre en place en France à la demande des industriels électro-intensifs après accord des autorités de la concurrence (IGF-CGM, 2004). Mais ce type de formule est-il assez solide pour permettre un engagement de grande ampleur sur une période très longue de 15 à 25 ans à prix fixé afin d’encadrer un investissement très lourd en capital qui demande de longs temps de remboursement? 13 Pour éclairer cette question, on peut ajouter d’abord un argument théorique sur l’efficacité de ce type d’arrangements contractuels longs pour encadrer les investissements. Rothwell, (2006) montre, dans une approche en termes d’options réelles pour évaluer la valeur du risque associé à l’incertitude sur le revenu d’un investissement, qu’un acheteur de centrale nucléaire peut accepter de payer un prix plus élevé à condition qu’ en aval il puisse commercialiser par avance son électricité dans le cadre de contrats de vente permettant la répartition des risques. Ces contrats de long terme à prix fixés qui éliminent déjà le risque volume doivent répartir selon diverses formules le risque-prix et le risque technologique ( c’est-à-dire le risque sur le coût d’investissement et les performances de fonctionnement) entre les deux parties. L’exposition au risque de prix de gros n’est pas négligeable, un retournement du marché pouvant se traduire par un coût d’opportunité très important pour l’acheteur engagé dans un contrat à prix garantis. En Grande Bretagne où l’on débat des conditions de reprise de l’investissement nucléaire, on souligne les difficultés rencontrés en 2001-2002 par les entreprises ayant des contrats de long terme, dont TXU qui a fait faillite, du fait du retournement à la baisse des prix du marché de gros de 50% après avril 2001 suite à la réforme du marché (Morgan, 2005). Une formule de contrats d’option de long terme y est examinée actuellement. Dans ces contrats en option « call », une association des gros acheteurs s’engagerait sur un niveau de prix minimal en dessous duquel elle rembourse la différence avec le prix de marché au producteur nucléaire dans les phases de prix bas, mais le producteur nucléaire reste rémunéré au prix du marché quand ce prix se situe au-dessus du prix de l’option. L’avenir dira si ce mode de partage de risque est viable, mais on doit souligner qu’il impliquera une asymétrie dans la concurrence entre les gros acheteurs qui s’impliqueraient dans de tels contrats et les autres. Sans obligation mise par la puissance publique sur tous les gros fournisseurs, l’engagement spontané de ces gros acheteurs dans un tel arrangement de long terme n’est rien moins que garanti pour cette raison. L’intégration verticale
La seconde évolution du modèle concurrentiel décentralisé a été le mouvement d’intégration verticale qui a conduit à la ré-intégration de producteurs et des fournisseurs d’électricité dans les pays où il y avait eu dé-intégration partielle ou totale lors de la réforme de départ. Ce mode d’organisation industrielle qui réduit le rôle des échanges de gros est plus favorable à l’ encadrement de l’investissement en production électrique grâce à l’intégration verticale entre la production et la vente. En effet, même en situation d’éligibilité complète des consommateurs, l’entreprise verticalisée bénéficie de la protection de sa base de « sticky consumers » et voit son risque-prix et son risque-volume limités pour ses gros investissements. Les régulateurs les plus attachés aux principes de marché ont finalement autorisé cette intégration verticale production-vente pour permettre aux entreprises de mieux gérer les risques de marché, et contourner la difficulté d’investir, comme çà a été le cas au Royaume Uni à partir de 1998. Les relations de ventes internes au sein d’une même entreprise, ou entre filiales d’un même groupe, offrent à l’investissement une garantie de débouchés. L’intégration verticale permet la répartition du risque entre les différentes activités de la chaîne de valeurs dont le profil de risque diffère. Le producteur intégré peut, quand les prix de gros connaissent une baisse importante, ne pas répercuter intégralement cette baisse dans les prix de détail sur le segment de clientèle fidélisée. Il peut donc déplacer le lieu de formation de la valeur en fonction de la conjoncture des marchés et préserver la rentabilité de ses investissements. Cela s’est par exemple produit en Grande Bretagne en 2002 et 2003 quand le passage du système centralisé du pool au système du marché décentralisé NETA en 2001 a entraîné la baisse de prix de gros très importante de 50% déjà signalée. 2.2. L’ investissement nucléaire en régime de concurrence oligopolistique
Dans un environnement concurrentiel marqué par le risque, la théorie montre que les stratégies d’intégration verticale et horizontale sont motivées autant par la maîtrise des risques que par les motivations classiques de recherche d’économies d’échelle et de variété. Le fort mouvement de concentration que l’on observe dans les industries électriques et gazières nationales répond à la motivation d’augmenter ses parts de marché et de s’assurer du contrôle des prix de marché en vue de la limitation de leur volatilité. En Europe on observe soit une concentration avec d’importantes fusions et acquisitions (Allemagne, Finlande, Suède, Espagne, Portugal, Autriche), soit le maintien d’une structure déjà très fortement intégrée (Belgique, France, Suède, Espagne). Le renforcement de pouvoir de marché issu de cette concentration se manifeste par l’atténuation de la concurrence entre compagnies dominantes. Leur position leur donne la possibilité d’éviter les baisses de prix que provoquerait une concurrence intense en phase de surcapacité dans une industrie fragmentée, et de rapprocher le prix de marché du coût du kWh de nouvelles installations lorsqu’elles anticipent en commun le besoin de nouveaux équipements à moyen terme. Mais il y a un risque : que leur position dominante leur donne la possibilité de faire monter le prix à des niveaux excessifs en phase de tension sur les capacités. Cependant leurs stratégies de prix sont disciplinables de deux façons. D’abord par la menace des entrées qui seraient suscitées par des situations de prix élevés en cas d’exercice de pouvoir de marché, dans la logique de la théorie des marchés contestables (Baumol, Panzar et Willig, 1982). Ensuite par la menace d’intervention des autorités nationales ou européennes de contrôle de la concurrence qui peuvent sanctionner les entreprises par des pénalités très élevées ou imposer un désinvestissement en cas d’abus avéré de position dominante. La limite du prix (en moyenne annuelle) au-delà de laquelle ces compagnies seraient soupçonnées d’abus de position dominante serait au-dessus du coût complet du kWh produit par un nouvel équipement. En période de prix « normal » du gaz et du CO2, le prix limite serait par exemple le coût du kWh d’une nouvelle centrale à cycle combiné à gaz de 4,0 à 4,5 c€/kWh. Ce niveau est aussi celui du coût du kWh nucléaire avec un taux de rendement élevé du capital, dans les pays où la maîtrise des coûts sera assurée par la stabilité règlementaire et les capacités industrielles. On notera enfin que la concentration des industries a un effet bénéfique sur les coûts financiers des investissements. La grande taille des compagnies qui résulte de cette concentration leur permet d’obtenir des emprunts moins coûteux en « corporate financing ». Les entreprises de taille moyenne qui choisiraient d’investir dans le nucléaire auraient des coûts financiers plus élevés en étant contraintes de recourir à des montages coûteux en financement de projet. Comme un banquier britannique le soulignait récemment : “for these capital-intensive projects with the risks involved (…), you need big industrial players with strong balance sheets and access to equity at the centre of any corporate structure” 14. 14 Propos rapporté par O. Morgan, (2005) 3. Le besoin de soutien de politiques publiques

L’évolution de la doctrine concurrentielle des régulateurs permet donc de voir émerger un
cadre institutionnel plus favorable aux investissements nucléaires que pendant la
première période de libéralisation des industries électriques. Mais est-ce suffisant pour
que la reprise des investissements nucléaires soit au rendez-vous souhaité par un
gouvernement dans un pays où l’industrie électrique garderait des structures peu
concentrées ? La solution du contrat de long terme a des limites claires. Les acheteurs qui
s’y engagent ont des risques élevés, d’autant plus qu’ils sont en concurrence avec
d’autres acheteurs qui ne sont pas engagés dans de tels contrats. Il faut donc envisager la
mise en oeuvre d’arrangements spécifiques pour y parvenir, comme on le voit mentionner
en Grande Bretagne dans le débat actuel (voir Mackerron, 2004 ; Morgan, 2005).
3.1. Obligation d’achat et appel d’offres.
Face aux difficultés de s’appuyer sur des contrats longs, il faudrait en fait un engagement
de la puissance publique pour forcer des agents à acheter l’électricité de nouvelles
productions nucléaires. Cette obligation doit être définie de façon à respecter l’équité
pour ces acheteurs obligés qui sont par ailleurs en concurrence, et à garantir un prix
rémunérateur, mais stable aux producteurs dans un cadre de long terme. Elle est imposée
aux fournisseurs en concurrence au prorata de leurs ventes. L’obligation d’achat est
complétée par une procédure d’ enchères pour l’obtention de contrats de long terme (15 à
20 ans) à prix garantis. Ce dispositif revient donc à une mise hors marché des nouvelles
productions nucléaires, puisque ces productions sont vendues sans recours aux marchés
électriques ordinaires. Il permet de soustraire l’investissement aux risques du marché. Du
coup l’investisseur peut obtenir des prêts à taux normal pour son projet rendu
« banquable » par le contrat ; il peut en conséquence chercher une rentabilité moindre
sans prime de risque.
Pour permettre aux effets d’apprentissage et de série de jouer dans le pays qui recourra à
cet instrument, il faudra que cette niche soit suffisamment large et offre une prévisibilité
suffisamment importante aux investisseurs pour qu’ils puissent tabler sur plusieurs
commandes et contracter dans de bonnes conditions avec un constructeur. En Grande
Bretagne on estime ainsi qu’un encadrement des nouvelles réalisations nucléaires par un
tel dispositif serait efficace s’il vise une cible de réalisations de 10 GW, ce qui
correspondrait à 15% de la puissance demandée sur le marché en 2020 et pourrait faire
hésiter le régulateur (MacKerron, 2004).
Ce dispositif est un bon compromis entre les principes concurrentiels et la poursuite
d’objectifs politiques. Toutefois tout n’est pas joué a priori. Dans les pays qui recourront
à ce dispositif, il faudra une solide justification de l’usage de cette procédure par les
défaillances de marché, notamment les défauts d’internalisation des coûts du CO2 et la
non-prise en compte de la valeur de la sécurité énergétique de long terme. Les pays de
l’Union Européenne pourraient rencontrer des difficultés. Les Directives de libéralisation
du marché électrique reconnaissent aux Etats-membres la possibilité de poursuivre des
objectifs d’intérêt général et de service public en limitant le champ du marché. Mais la
sécurité de fourniture électrique qui est évoquée comme justification du recours à la
programmation et à l’appel d’offres (dans la seconde Directive sur les marchés
électriques et gaziers de 2003) renvoie à la sécurité en pointe, ce que les Américains
dénomment l’adéquation de capacité. Aussi la justification d’utiliser l’appel d’offres pour
développer des centrales de base pour limiter la dépendance énergétique ou le risque de
changement climatique est difficilement justifiable au regard des règles européennes. Il
faudra que l’Etat-membre intéressé démontre à la Commission européenne que le risque
de dépendance énergétique s’accroît au-delà de l’acceptable et que le « marché » n’est
pas en mesure de procéder de lui-même au développement des équipements électriques
qui limitent ce risque. Il faudra également démontrer que le système de quotas
d’émissions de CO2 mis en place dans les industries grosses émettrices, dont l’industrie
électrique, ne permet pas une internalisation des coûts du CO2 suffisante. Un
gouvernement pourra se voir opposé l’argument selon lequel le nucléaire n’est pas
suffisamment compétitif par rapport aux moyens classiques qui sont pénalisés par les
quotas de CO2 .
De plus cette approche complique la concurrence par l’intégration des marchés que prône
l’Union Européenne. En effet le développement administré de capacités de production de
base par ce dispositif présente le risque de fausser la concurrence non seulement sur le
marché concerné, mais aussi sur les marchés adjacents. Si le marché qui intègre un
régime d’obligation nucléaire est relativement bien intégré avec les marchés voisins, les
décisions programmatiques prises dans ce pays qui souhaite favoriser l’option nucléaire
peuvent avoir des effets dépressifs sur les marchés adjacents, si l’obligation nucléaire
crée une surcapacité qui peut se déverser via les échanges sur ces derniers. C’est donc un
outil délicat à manier, car il relève d’une approche administrée antinomique des principes
concurrentiels de base et du fonctionnement intégré des marchés électriques.
3.2. Les subventions fiscales.
Les mesures publiques d’appui à l’investissement nucléaire peuvent être plus neutres par
rapport aux principes de marché que le dispositif précédent proche de la planification.
C’est le cas de subventions fiscales et de crédits d’impôt qui, dans le cadre d’une
politique générale, peuvent être accordées aux projets reposant sur des technologies
nouvelles préservant l’environnement. Ce mode d’action est ainsi utilisé en Allemagne
pour les nouvelles unités de cycles combinés à gaz de haut rendement afin de faciliter la
prise de risque technologique de la part des acheteurs de cette nouvelle génération de
« cycles combinés ». Il est utilisé, comme déjà vu, aux Etats-Unis pour les nouvelles
centrales nucléaires depuis la loi de politique énergétique d’août 2005 avec la même
justification que pour les techniques électriques à base d’énergies renouvelables. Il y a
donc un important crédit d’impôt sur la production des premiers réacteurs pendant une
quinzaine d’années. Dans les pays qui pourraient recourir à ce type d’instruments, la
question qui pourra se poser est la généralisation de cette aide fiscale pour les réacteurs
suivants. En effet, si la position concurrentielle des équipements nucléaires reste
défavorable après la première série subventionnée, certains gouvernements pourront
considérer légitime que ce soutien se pérennise sachant que c’est déjà le cas pour les
dispositifs d’appui financier à l’installation d’équipements électriques à base de
renouvelables qui sont tous établis sur des périodes de plusieurs décennies.
On ajoutera que la pérennité de certains soutiens à la production électronucléaire est déjà établie dans plusieurs pays où le nucléaire a été développé par des entreprises électriques privées (Etats-Unis, Japon, Belgique, Espagne notamment). Les Etats couvrent les risques particuliers que la production électronucléaire présente par rapport aux moyens classiques de production électrique. Tel est le cas des systèmes d’assurance sur les dommages d’accident de réacteurs au-delà d’une certaine enveloppe. Mis en place dès la fin des années cinquante (aux Etats-Unis par le Price-Anderson Act de 1957), ils ont constitué une incitation déterminante à l’implication des entreprises privées dans le développement des réacteurs nucléaires. Tel est aussi le cas de la prise en charge du risque financier sur le coût de fin de cycle du combustible que certains Etats ont décidé d’assumer complètement. Aux Etats-Unis, par exemple, il y a transfert de la propriété des combustibles usés des exploitants à l’Etat, qu’accompagne un versement forfaitaire par kWh de 0,5 c par les compagnies électriques, ce qui permet de dégager celles-ci de la charge et du risque financier de gestion de leurs déchets (combustibles irradiés ou autres). Donc il n’est pas irréaliste d’imaginer que les nouveaux réacteurs qui pourront être construits pendant les deux ou trois premières décennies puissent bénéficier d’un appui fiscal à la production. 4. Conclusion
Dans les industries électriques libéralisées, il n’y a pas de solution optimale pour encadrer
l’investissement effectué dans une option technologique lourde en capital et perçue
comme risquée comme peut l’être l’option nucléaire. Dans tous les cas la protection de
l’investissement nucléaire dans la durée nécessite de s’éloigner du modèle concurrentiel
de référence. Les évolutions récentes des réformes des industries électriques vers des
organisations plus intégrées verticalement et horizontalement jouent dans un sens qui lui
est donc favorable, mais les évolutions effectives dans un certain nombre de pays ne sont
sans doute pas suffisantes.
La solution que choisira un pays pour que des centrales nucléaires y soient de nouveau
installées ne correspondra pas seulement à la volonté politique de recourir au nucléaire
pour faire face aux risques de long terme (sécurité énergétique, climat), mais aussi au
degré d’adhésion à la culture de marché. Dans les pays où le pilotage public conserve une
forte légitimité en matière de politique énergétique et industrielle malgré les
bouleversements des dernières décennies, le développement des capacités nucléaires
devrait être facilités par l’organisation industrielle intégrée qui s’y est imposée parce
qu’elle limite les risques et assure la protection des investissements lourds. Dans les pays
les plus favorables aux principes de marché, on hésitera toujours à laisser s’établir une
industrie trop fortement concentrée et on devra probablement recourir à des dispositifs
particuliers comme la combinaison d’une obligation d’achat et de contrats de long terme.
Ce sera une voie difficile car on n’y perdra pas de vue la cohérence de la régulation de
l’industrie avec les principes de marché. Si ce type de dispositif n’est pas envisageable,
on devra en dernier recours s’appuyer sur des aides prérennes et significatives comme des
crédits d’impôts à la production. La reprise des investissements nucléaires dans le nouvel
environnement de marché est donc fortement contrainte et nécessite des réponses
institutionnelles adaptées à chaque pays.
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Source: http://www.centre-cired.fr/IMG/pdf/11_Nucleaire_inv_marche.pdf

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